Opinion

Étienne Klein : "Beaucoup de gens ont besoin d’apprendre par corps plutôt que par cœur"

Le 19/07/2023
par Propos recueillis par Sophie de Courtivron
Le physicien et philosophe des sciences, auteur prolixe, ouvre son dernier ouvrage, Courts-circuits, par un chapitre sur son frère Pascal, doué de l’intelligence des mains et bricoleur insatiable ; un talent – "un génie" – que l’école n’a pas su reconnaître et valoriser. Il nous éclaire sur les cloisonnements qui enferment nos jugements…
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Quelle est votre vision du travail manuel ?

Un chirurgien, un guide de haute montagne, ou encore Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones, font un travail manuel ; dans le mot "manuel", il y a aussi le mot "main".

On conçoit le mot "manuel" de façon restrictive, on l’associe au "travail manuel". Je dirais que "manuel" est une catégorie à supprimer, comme "intellectuel" ; elles sont chargées de trop de sous-entendus.

Faudrait-il ainsi revoir le système éducatif actuel ?

En France, l’intelligence se mesure par le diplôme, on "ontologise" le diplôme : on vous nomme, et ça vous colle à la peau. Cela vous met dans des cases et vous détermine des pouvoirs. Or le diplôme est une propriété que vous avez, mais pas une définition de vous-même. Les diplômes reconnaissent
un ou des talents, mais pas la vocation. On peut avoir une vocation qui n’est pas dans le sillage de ses talents.

"Le système éducatif a le mérite d’exister, mais il véhicule l’idée qu’il y a plusieurs sortes de cerveaux : littéraires, scientifiques, manuels… Ce n’est nullement prouvé."

Nous avons pris le parti absurde de mesurer l’intelligence à l’abstraction, comme si le corps était l’ennemi de la pensée. Mais il y a un spectre des intelligences. Beaucoup de gens ont besoin d’apprendre par corps plutôt que par cœur.

Dès lors que nous disons qu’il y a différentes sortes d’intelligence, on ne peut s’empêcher de les hiérarchiser, classifier. C’est à ça qu’il faut résister. Les situations dans lesquelles on pense et en même temps on a une forme d’activité physique (contact avec la matière, utilisation des sens…) provoquent des "courts-circuits" qui développent des capacités qui n’apparaissent pas quand on sépare les domaines. Toute invention vient de là. C’est le point de départ de mon livre.

La notion de "travail" est-elle selon vous en train de changer ?

La part des machines, du numérique, de l’intelligence artificielle… provoquent une mutation du travail, qui réinterroge le sens que nous lui donnons. Je vois des gens qui bifurquent vers l’artisanat car leur métier n’avait plus de sens pour eux.

"Quand il travaille, l’artisan a une mission avec un début et une fin. Il peut dire ce qu’il a fait, alors qu’il y a un tas d’activités où le travail fait est tellement imbriqué dans celui des autres que c’est impossible."

Vous avez un certain goût pour les anagrammes*. Une proposition autour de l’artisanat ?

"Vive l’artisanat" donne "vieil art savant". Je la trouve intéressante car elle associe art et sciences, ainsi que tradition.

Mot ou expression obtenus par transposition des lettres d’un autre mot ou expression.

Biographie

  • 1981 : Diplôme d’ingénieur de l’École centrale.
  • 1987 : Première ascension d’un sommet de plus de 4.000 m, début d’une longue série.
  • 1991 : Sortie de son premier livre, Conversations avec le Sphinx, les paradoxes en physique, chez Albin Michel.
  • 1999 : Docteur ès-Philosophie des sciences.
  • 2023 : Sortie de Courts-circuits, chez Gallimard.
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