Enquête

Zones à faibles émissions mobilité : une mise en œuvre asphyxiante

Le 06/07/2023
par Sophie de Courtivron
Les zones à faibles émissions mobilité (ZFE-m) ont été prévues par la loi d’orientation des mobilités de 2019, et mises en application via la loi Climat et résilience (2021). Si la santé publique est en jeu, cela n’empêche pas les couacs de méthode. Ça rame pour changer d’"air".
Partager :

En avril-mai 2023, 86% des particuliers et 79% des professionnels ont indiqué être opposés au déploiement des ZFE-m (consultation du Sénat). Pourquoi tant d’hostilité ?

"La pollution des villes françaises entraîne, selon les études, 40.000 à 100.000 morts prématurées ; une ZFE correctement mise en place permet de passer sous les normes européennes quant aux principaux polluants", rappelle Frédéric Héran, économiste des transports et urbaniste à l’université de Lille.

Pour son inaction (le sujet ne date pas d’hier), la France a notamment été condamnée par le Conseil d’État à payer trois fois 10 M€ en 2021 et 2022. Mais d'ici à 2025, les 43 agglomérations françaises de plus de 150 000 habitants devront avoir instauré une ZFE-m, théoriquement interdite aux véhicules ayant un certificat Crit’Air 3, 4 ou 5.

Actuellement, 11 métropoles ont une ZFE ; les véhicules les plus polluants y sont soumis à des interdictions ou restrictions de circulation selon les moments/lieux, avec de nombreuses dérogations possibles. Pas simple.

Une démarche bancale

Rien pendant des années, et là, c'est l’urgence. Or instaurer une ZFE c’est changer les habitudes, et donc mettre en relation les personnes concernées. "

Il s’agit, dans l’intérêt de tous, de trouver des solutions pour ne pas faire fuir les artisans des centres-villes ; c’est une réflexion globale", insiste Christophe Bernollin, président de la CMA Lyon-Rhône.

S’il y a parfois de bons chefs aux manettes, il arrive que le processus patine. "Certaines métropoles et EPCI (Établissement public de coopération intercommunale, NDLR) ont de grosses difficultés à mettre en place la ZFE. Nous intervenons dans une ville où les débats avancent difficilement. Le pouls de tous les intervenants a été pris, mais il n’y a pas d’élus autour de la table", déplore Nathalie Troussard, secrétaire générale de la Ligue de défense des conducteurs.

Autre difficulté majeure, à plus grande échelle, l’harmonisation entre les ZFE. "Le principe de l’instauration des ZFE est de laisser les collectivités locales s’organiser ; d’une ville à l’autre on a donc des schémas très différents." 

Les dérogations nationales et exceptions locales, bienvenues vu les délais ("petits rouleurs", "dépannages d’urgence"…), ainsi que les reports, sont propres à chaque ZFE. "Tout cela va devenir incompréhensible, et complexifie le message", poursuit-elle. Un Français sur deux dit à ce jour connaître l’existence des ZFE.

Des conducteurs dans l’impasse

Selon la Ligue de défense des conducteurs, 16 millions de personnes sont concernées par un changement de voiture d’ici à fin 2024 (les véhicules thermiques devront avoir disparu des routes en 2035).

"Certains artisans ont un véhicule Crit’Air 2 mais peu de kilomètres, ils ne veulent donc pas changer tout de suite", pointe Christophe Bernollin.

Les dispositifs d’aides nationales et régionales/locales peuvent-ils les encourager (bonus écologique, prime à la conversion, microcrédit, véhicules propres…) ?

Pour Nathalie Troussard, "le véhicule électrique reste hors de prix ; le prêt à taux zéro concerne les foyers avec un revenu fiscal de référence de 14.089€ ; qui peut dans ces conditions acheter une voiture à 24.000 € minimum ?"

Le prêt à taux zéro a été élargi au rétrofit (pratique qui consiste à remplacer le moteur thermique ainsi que le réservoir d’un véhicule par un moteur électrique et une batterie, NDLR), mais "se pose la question de l’homologation des véhicules, pas forcément reconnus par les constructeurs".

À Lyon, "les aides ne concernent que les entreprises qui sont sur la zone de la métropole, note Christophe Bernollin ; il faut trouver des solutions pour les entreprises hors métropole."

Problème de fond collatéral, la disponibilité des véhicules Crit’Air 1 et 0 : "L’offre existe, mais il faut compter un long délai de livraison". Inutile de préciser qu’il y a encore peu de véhicules d’occasion…

En outre, une ZFE fait ressortir les manques à pallier par les collectivités : manque d’infrastructures de recharge électrique ou bio-GNV, de parkings, d’aires de livraison, de transports en commun… Les ZFE risquent ainsi d’engendrer une "exclusion sociale très forte, a fortiori de personnes issues des zones très rurales ou périurbaines qui ne bénéficient pas du déploiement des transports collectifs", constate Nathalie Troussard.

Qu’en sera-t-il quand les amendes commenceront à tomber ? Le Sénat évoque une "bombe sociale à retardement".

Deux ans de respiration grâce à la cMA

La Métropole de Lyon a instauré une ZFE sur son territoire depuis le 1er janvier 2020. Elle avait annoncé la fin du diesel sur son périmètre central à partir du 1er janvier 2026 mais, grâce à l’implication de la CMA, cette restriction a été repoussée à 2028. "Nous avons rendu en début d’année un avis – avec la CCI, la chambre d’agriculture, la CPME et le Medef – pour demander plus de temps", évoque Christophe Bernollin, président de la CMA Lyon-Rhône, qui est convié à chaque réunion de décision ou d’étude. Une proximité matérialisée aussi via un collaborateur CMA "spécialisé ZFE", financé en partie par la Métropole. "Il accompagne les artisans, fait remonter les problématiques. Nous avons donc une personne à plein temps pour leur trouver des solutions, organiser des actions avec les constructeurs, des formations… Car, en 2028, il faudra être prêt."

Incohérences sur le fond

La France a été rappelée à l’ordre pour la teneur de l’air en particules et en dioxyde d’azote d’une vingtaine d’agglomérations.

"Les particules sont issues pour moitié des moteurs thermiques, et pour moitié de l’usure des freins, des pneus et des chaussées : le véhicule électrique ne résout donc que la moitié de ce problème", prévient Frédéric Héran.

S’il n’y a certes pas de polluants à l’échappement dans un véhicule électrique, ce n’est pas non plus la solution miracle. "L’Ademe explique qu’une voiture électrique lourde n’est pas plus vertueuse qu’une petite voiture thermique. Un utilitaire électrique n’est cohérent que si sa taille est réduite au maximum et si sa batterie est dimensionnée à son utilisation. L’Ademe milite pour que le bonus/malus soit fondé sur le poids des véhicules et pas seulement sur les émissions de gaz à effet de serre." 

Mais voilà, en France, "on met en avant les ZFE et le véhicule électrique comme unique solution". En clair, "le gouvernement fait la politique du lobby automobile". Des automobiles dont le critère "empreinte matières" n’est pas anodin : "Pour fabriquer une voiture, on mobilise 7 à 10 tonnes de matériaux (machines pour la fabriquer, transport…). Autrement dit, il faut 100 pour transporter 1 : ce n’est pas durable, observe Frédéric Héran. Dans 30 ans, le coût des matériaux va s’envoler, car les mines s’épuisent. La voiture va finir par décliner, donc autant anticiper… " 

Car il y a des solutions alternatives et complémentaires aux ZFE et à l’électrique, écologiquement efficaces.

Du recul et des actions diversifiées

Les ZFE sont lancées, le temps est ainsi la première des solutions pour pouvoir agir sans subir, du temps qui permet de prendre davantage de recul, de réfléchir mieux.

"Le diesel a des vertus si l’on est un gros rouleur, l’électrique n’est pas adapté pour les grands trajets", martèle Nathalie Troussard. La France a-t-elle foncé tête baissée, sans stratégie ?

"Pour les constructeurs français, le tout électrique est un virage important, et cela, d’autant plus que les constructeurs chinois sont de plus en plus présents en France… " 

Plusieurs solutions cumulées peuvent porter leurs fruits. Frédéric Héran cite par exemple la modération de la circulation automobile (réduction de la vitesse et de la capacité routière) ou les zones à trafic limité (ZTL).

Il illustre le premier cas par Paris, où "les places de stationnement en surface et le trafic automobile ont déjà baissé de 60% en 30 ans au profit des places de livraison et de ceux qui ont vraiment besoin de se déplacer en véhicule motorisé".

Les ZTL sont "des zones interdites aux voitures, sauf pour les ayants-droits (secours, livraisons…). Le trafic auto a ainsi été divisé par cinq en Italie, pays précurseur. Les artisans ont évidemment des dérogations. En France, il y a Nantes, Grenoble, Rennes, et bientôt une zone de 7 km² à Paris, dont on ne pourra plus traverser le centre. La province suivra".

Il s’agit aussi de capitaliser sur les bonnes pratiques et nouveaux modèles organisationnels d'affaires générés par les ZFE.

Côté logistique, "nous demandons un espace à l’entrée de la ville pour faire une plateforme de stockage, les éléments seraient ensuite livrés par des véhicules propres", propose Christophe Bernollin.

"La solution péniche/cargocycles s’est avérée moins chère que la solution motorisée pour une livraison de pavés sur un chantier à Strasbourg, ça a fait le buzz !", ajoute Frédéric Héran.

Vélo-cargos, "vélo-voitures"… "Il y a une innovation effrénée en ce moment dans ce domaine" ; l’association Les Boîtes à Vélo-France est une mine d’informations sur la cyclomobilité (40% de ses adhérents sont des artisans ou petits commerçants).

Quant à votre clientèle, pas d’inquiétude : "Cyclistes et piétons sont de meilleurs clients pour les commerces de proximité, une étude montre qu’ils dépensent plus en un mois que les automobilistes !"

PLUS D’INFOS

Partager :