Plateformes et salariat

Uber, l’arbre qui cache la forêt

Le 11/06/2020
par Sophie de Courtivron
Début mars, la Cour de cassation a décidé de requalifier en contrat de travail la relation entre la société Uber et un chauffeur ; celui-ci a ainsi réalisé ses prestations passées en qualité de salarié, et non pas en qualité de travailleur indépendant. S’il semble que cet arrêt ait peu de conséquences sur le modèle économique des plateformes, il permet aux travailleurs indépendants de taper du poing sur la table, et de réaffirmer qui ils sont, leurs droits et le droit.
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La décision de la Cour de cassation du 4 mars a fait grand bruit dans la presse. Mais, chez Uber, pas de réelle inquiétude : juste le sentiment d’un manque de cohérence… "La Cour avait précédemment rejeté des affaires de requalification en se basant sur le fait qu’il n’y avait pas d’obligation de travail et donc pas de contrat de travail ; cette fois-ci, elle statue que le chauffeur est un salarié sans que celui-ci n’ait d’obligation de travail à l’égard d’Uber", explique un porte-parole d’Uber.

"C’est la seule et unique affaire en requalification que nous ayons jamais perdue en France. (…) Le statut d’indépendant des chauffeurs a été confirmé par différentes cours de justice. (…) Elles expliquent clairement que le contrat qui lie les chauffeurs utilisant l’application Uber n’est pas un contrat de travail mais bien un contrat commercial." Quand on travaille pour une plateforme, est-on indépendant, subordonné donc potentiellement salarié, dépendant ? Cette question cache une réalité et des enjeux plus complexes, qui concernent en premier chef les artisans.

Une dépendance en partie consentie ?

"Dès l’instant où des chauffeurs VTC fonctionnent avec Uber, je ne les considère pas comme indépendants car c’est Uber qui fixe le prix de la course", pose Michel Gougeon, président de la Fnat (Fédération nationale des artisans du taxi). L’indépendant, lui, fixe en effet librement son prix, a sa propre clientèle, et choisit les conditions d’exécution de sa prestation. Ce que ne permet pas Uber. "Toute plateforme qui se prétend de mise en relation ne peut pas décider à la place du prestataire", surenchérit Sayah Baaroun, secrétaire général du Syndicat des chauffeurs privés VTC.

Les prestataires Uber veulent-ils pour autant être salariés ? "À peine 10% de nos ressortissants souhaitent être salariés", pointe Sayah Baaroun. Une estimation proche de celle de Grégoire Leclercq, président de la Fédération nationale des auto-entrepreneurs et micro-entrepreneurs et fin connaisseur du monde des plateformes : "Seuls 5% des conducteurs d’Uber conçoivent ce dernier comme un employeur". Ils s’en servent, parmi d’autres moyens, pour augmenter leur chiffre d’affaires, se développer, etc.

Le porte-parole de la société Uber met aussi en avant le caractère non-exclusif de ses prestataires : "Cette décision concerne un cas particulier (…). Elle ne reflète pas les raisons pour lesquelles les chauffeurs choisissent d’utiliser l’application Uber. Ils l’utilisent si, quand et où ils le souhaitent, ils peuvent travailler avec d’autres applications et avoir leur propre clientèle privée". Si les chauffeurs semblent libres d’utiliser ponctuellement Uber, ils restent indirectement prisonniers d’un contexte économique parallèle créé par le "système Uber".

Un contexte subi, inégalitaire et puissant

Grâce à la décision de la Cour de cassation, "le lien de subordination entre plateforme et chauffeur est clairement avéré" ; Rachid Boudjema, président de l’UNT (Union nationale des taxis), s’en réjouit. "Uber se soustrait ainsi à ses responsabilités fiscales et sociales d’employeur. Nous sommes en présence d’une vraie concurrence déloyale car nous, nous payons nos cotisations fiscales et sociales. Si les plateformes étaient soumises aux mêmes règles que nous, leurs trajets seraient plus chers que les nôtres…" Cette concurrence déloyale s’est en outre, au début, nourrie de personnes vulnérables et non-averties. "En 2014, Pôle emploi poussait les gens à aller chez Uber. Or tout le monde n’avait pas forcément les capacités pour être entrepreneur indépendant. Beaucoup se sont fait exploiter (en devant "rentabiliser" une voiture louée pour un an,
en signant des contrats peu clairs…) !", déplore Sayah Baroun.

28 000 chauffeurs utilisent Uber en France. 14 millions de courses sont effectuées chaque jour dans le monde via cette plateforme.

En plus de tirer parti du flou législatif dû à leur "nouveauté", les plateformes sont un puissant lobby qui agit sur les lois. Pour preuve, c’est bien pour protéger les plateformes (et parer aux arrêts rendus en faveur de la requalification judiciaire des travailleurs de plateformes) qu’un article de la loi d’orientation des mobilités (LOM, fin 2019) a donné à chaque plateforme la possibilité de créer sa charte de responsabilité sociale comme parade juridique ! "Cette histoire de charte était totalement hypocrite !", s’indigne l’avocat Fabien Masson sur le site des Éditions Dalloz. Heureusement, "grâce à la censure partielle de cet article par le Conseil constitutionnel, les conseils de prud’hommes peuvent éventuellement agir pour requalifier une prestation de travail en contrat", souligne Rachid Boudjema, soulagé et scandalisé par "le chantage à l’emploi" des plateformes.

La justice, une arme… à portée limitée

Pour faire valoir leurs droits, les indépendants concernés mobilisent la justice. Le Syndicat des chauffeurs privés VTC a déposé ses premiers dossiers de requalification en salariat aux prud’hommes dès janvier 2017. La requalification par la Cour de cassation d’un prestataire d’Uber en salarié est donc pour Sayah Baroun un signal positif. "Si les requalifications se font à la chaîne, on écrira de nouvelles règles qui empêcheront les plateformes d’avoir une hégémonie sur les prestataires. Cela va ouvrir à un vrai dialogue", espère-t-il.

Même son de cloche du côté de l’UNT. "La plus haute juridiction dit que le lien est avéré, nous allons faire en sorte que cela soit suivi d’effets, que la loi s’applique. Nos avocats sont saisis. Nous avons déjà fait condamner Uber pour incitation à enfreindre la réglementation des transports", prévient Rachid Boudjema. "Nous demandons que l’Urssaf et les organismes sociaux fassent leur travail, que des missions contre le travail illégal s’organisent." L’Urssaf est sous la tutelle des ministères des Affaires sociales et des Finances. "Cela relève donc d’une décision politique…", commente l’avocat Fabien Masson.

Pour l’heure, les conséquences potentielles de la décision de la Cour de cassation n’ont pas l’air d’inquiéter Uber. "Des décisions de justice ont déjà conduit à requalifier des chauffeurs de taxi en salariés de la société Taxi G7 notamment sans que cela n’entraîne un mouvement massif de requalification", relativise le porte-parole de l’entreprise. Par ailleurs, cet arrêt ne tranche pas les conséquences financières et Uber réclamera "toute somme [lui] étant potentiellement due" au titre de l’écart entre le revenu perçu par son prestataire et ce qu’il aurait eu s’il avait été salarié. Rappelons qu’Uber a les reins très solides. Ce qui n’est pas le cas des petites plateformes françaises qui, elles, peuvent prendre peur. Le récent arrêt de la Cour de cassation fait, selon Grégoire Leclercq, peser sur leurs patrons non seulement "le risque de requalifications massives, mais aussi un risque financier d’arriérés de cotisations sociales à payer et un risque pénal de travail dissimulé (passible de 45K€ d’amende et trois ans de prison."

"Le seul atout de cet arrêt est que le législateur s’en empare"

Les plateformes font aujourd’hui partie du paysage. "Heureusement que l’économie de plateforme existe !", s’exclame Grégoire Leclercq. "Dans le contexte du coronavirus, la seule planche de salut que les maîtres-restaurateurs ont trouvé pour ne pas gaspiller leur stock est de faire appel aux plateformes de livraison", illustre-t-il. Les consommateurs les plébiscitent…

Cependant, "on ne peut conserver le flou de protection sociale tel qu’il est aujourd’hui, ce n’est pas aux indépendants de la payer." Du côté d’Uber, on botte en touche et on affirme vouloir "donner aux chauffeurs encore plus de contrôle sur la façon dont ils utilisent l’application. Nous continuerons à les écouter et à apporter de nouvelles améliorations." La solution n’est pas là. « [Uber] considèr[e] que c’est à la France de s’adapter à [son] modèle, et pas le contraire", rappelle l’avocat Fabien Masson…

Pour Grégoire Leclercq, "le seul atout de cet arrêt est que le législateur s’en empare ; il faut aller au Parlement et construire dans la loi un dispositif de protection sociale mieux réparti entre donneurs d’ordres et travailleurs." Le législateur doit jouer son rôle ; en entendant tous les acteurs, et pourquoi pas, enfin, de façon plus attentive – comme y invite la décision de la Cour de cassation du 4 mars – ceux qui respectent la loi ?

Eurecab : une plateforme à sa juste place

Eurecab est une place de marché qui permet à des VTC de proposer leurs services. "Chaque chauffeur choisit son prix et a son interface ; il opère en son nom. Chaque VTC est prélevé de 12% (au lieu de 25% chez Uber)", résume Théodore Mouzies, cofondateur d’Eurecab. Cette plateforme, d’abord comparateur de plateformes VTC, s’est recentrée sur les chauffeurs début 2020. "Nous avons découvert que les VTC avaient un vrai besoin de développer leur activité. Eurecab leur permet de valoriser leur qualité de service. On sent une vraie appétence."

 

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