Droit de suite

Emeutes urbaines : quelles sont les conséquences pour les artisans et commerçants impactés ?

Le 13/11/2023
par Sophie de Courtivron
Comment ont été soutenus les artisans, innocentes victimes des attaques de fin juin-début juillet ? Les diverses responsabilités ont-elles été assumées ? Tour d’horizon, et leçon de résilience artisanale…
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Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 2023, au centre-ville de Montpellier, une vague humaine déchaînée casse tout sur son passage et pille les lieux. Bilan : entre 40 et 45.000€ de pertes pour la boutique de jeans de l'Atelier Tuffery.

Le 27 juin 2023, Nahel, 17 ans, est mortellement touché par le tir d’un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre.

S’ensuivent des émeutes et pillages dans 66 départements métropolitains et 516 communes sur la période du 27 juin au 7 juillet : "Atteintes aux biens publics comme privés et attaques contre les forces de sécurité intérieure et des élus"*.

Des attaques qui peuvent aller jusqu’à la tentative d’assassinat (comme au domicile du maire de l’Haÿ-les-Roses, dans le Val-de-Marne).

Au cours de cette période, 58.297 infractions ont été enregistrées. Parmi les victimes, des artisans-commerçants vandalisés, volés, choqués.

Les CMA au taquet

Face à ces événements dramatiques, dans chaque chambre de métiers et de l’artisanat (CMA), "un conseiller dédié aiguillait l’artisan vers les démarches à réaliser et sur les aides possibles", nous explique la CMA Pays de la Loire.

Parmi ces dernières, report – voire annulation – de charges fiscales et sociales, aide financière exceptionnelle activable via l’Urssaf, modulation à la baisse du taux d’impôt sur le revenu, soutiens financiers locaux/régionaux…

Le fonds de calamité de CMA France est exceptionnellement venu en aide à une centaine d’entreprises (plafonné à 1.500€).

Noeline Rasoamandrary, qui produit de l’extrait de vanille à Angers (Vanilla Bridge), a ainsi pu récupérer le montant des espèces disparues avec sa caisse dans la nuit du 30 juin au 1ᵉʳ juillet (600€).

La chef d’entreprise s’était vu opposer une fin de non-recevoir par son assurance : "Ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas de preuve, les tickets ne suffisaient pas".

La solidarité entre entrepreneurs était, elle, bien là. "Quand j’ai publié ce qui m’est arrivé sur mon réseau professionnel, plusieurs structures m’ont proposé des bureaux…", poursuit-elle, reconnaissante.

Mais il y a aussi eu des déceptions. La banque du chocolatier Patrick Vriet, qui a tout perdu, n’a rien voulu entendre quant au remboursement de son PGE (prêt garanti par l’État) en cours. En désespoir de cause, il a sollicité son député qui s’est engagé à défendre son dossier en haut lieu.

Chaos et ondes de choc : le témoignage de Patrick Vriet

Nuit du 29 au 30 juin 2023. 260 personnes déferlent dans la rue Dorée, artère du centre-ville de Montargis, cassent toutes les vitrines, pillent les magasins et mettent le feu. "La pharmacie, le cordonnier et notre Chocothèque ont brûlé. On se serait cru en état de guerre", s’émeut Patrick Vriet, encore sous le choc. "J’ai vu les trois étages au-dessus s’écrouler un à un, et après la façade…" 

Le chocolatier, qui était installé depuis 12 ans, est aujourd’hui miné par l’incertitude. "Je n’avais hélas pas la perte vénale dans mon contrat [valeur marchande des éléments incorporels du fonds, NDLR] et la garantie perte d’exploitation ne s’applique pas si je ne réouvre pas. L’assurance ne me rembourse, sur facture, que les emballages (trois ans de stocks d’une valeur de 18.000€ partis en fumée) ainsi que l’agencement (vitrines, climatisation…), avec 50% en moins car on me parle de vétusté (le magasin a été refait il y a 5 ans). J’ai dû licencier ma vendeuse en juillet (7.500€) ; j’ai un prêt Covid/PGE en cours (960€/mois, il me reste 30.000€ à payer)." 

La SARL de 3 associés mise sur son deuxième commerce, situé à Gien. "Nous faisons 45% de notre CA à Noël ; nous nous serrons les coudes. Je fais comment pour me relever avec toutes ces dettes ?"

"Assurez" vos arrières

Sophie Vinatier, experte d’assurés dans les Hauts-de-Seine, nous rappelle que "l’événement "émeutes" est pris en charge au titre de la garantie incendie des multirisques des commerçants/artisans. La garantie vol est également mobilisable, de façon cumulée. Il sera alors fait application de deux franchises, sauf si le contrat stipule que c’est uniquement la plus élevée qui est applicable." 

Quant à la perte d’exploitation, "elle est garantie suite au risque "émeutes" si l’assuré l’a souscrite dans ses conditions particulières".

L’État avait secoué les assureurs pour les pousser à être plus bienveillants, mais l’experte observe, un brin narquoise, qu’ils "ont volontiers payé des acomptes afin que leurs assurés puissent rapidement reprendre leur activité… et donc limiter leur perte d’exploitation".

En cas d’absence de garantie, l’artisan-commerçant peut théoriquement faire un recours contre l’État, "mais, non assisté, il est peu probable qu’en amiable cela aboutisse" ; porter son action sur le plan judiciaire se fera "à ses frais"

Un assureur ne fait pas de cadeaux. Sophie Vinatier invite les artisans à bien vérifier leurs risques dans les conditions particulières et générales de leurs contrats. La prime est en effet évaluée en fonction de certaines obligations précisées (le niveau de protection, etc.).

"Si ces obligations/déclarations ne sont pas respectées ou conformes, l’assureur appliquera une réduction proportionnelle de l’indemnité sur les dommages chiffrés."

Attention aussi à la propriété des dommages. "L’assureur demandera à son assuré locataire la justification des travaux qu’il a réalisés avant sinistre pour savoir si c’est sa propriété ou s’ils sont à la charge de l’assurance du propriétaire. D’autre part, des travaux faits par le locataire peuvent devenir immédiatement propriété du propriétaire au titre de la clause d’accession du bail, ce qui peut être très préjudiciable (le propriétaire devra faire les travaux et ne sera pas forcément pressé)." 

En outre, regardez bien le plafonnement éventuel de certaines garanties, "notamment la garantie "espèces en tiroir-caisse"". Sachez enfin que "la franchise "émeutes" est plus élevée que celle de l’incendie".

"Il ne fallait pas qu’ils gagnent" : le témoignage de Julien Tuffery

La boutique de l’Atelier Tuffery est située dans un établissement historique de Montpellier, place de la Comédie ; un emplacement qui valorise le savoir-faire de la plus ancienne marque de jeans fabriqués en France (32 personnes). Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, vers minuit, une vague humaine déchaînée casse tout sur son passage et pille les lieux. Bilan : entre 40 et 45.000€ de pertes. "À minuit, nous étions cassés ; à une heure, nous commencions le travail pour pouvoir rouvrir, ce que nous avons fait à 9 heures. Cela nous a soudés comme jamais", se remémore Julien Tuffery, qui a repris l’affaire familiale en 2016 (4e génération).

Poussé par un fort besoin de s’exprimer, il poste le lendemain sur les réseaux sociaux une lettre ouverte aux émeutiers (plus de 850.000 vues). "C’était spontané. La société était divisée et j’ai voulu dire que ces 40 écervelés qui nous ont fait mal ne sont pas représentatifs de la France, qu’il ne fallait pas qu’ils gagnent et que nous ne sommes pas tombés dans la haine." La cicatrice est encore là, "mais assez bien refermée", pansée par le soutien reçu. À fin septembre 2023, le chiffre d’affaires de l’entreprise affiche + 17% (3,8M€ HT). "Cette épreuve n’a pas cassé notre belle dynamique de progression."

Et demain, mieux armés ?

L’ampleur et la gravité des atteintes (lieux de justice, bâtiments publics, commerces…) ont nécessité l’intervention du garde des Sceaux via deux circulaires (30 juin et 5 juillet). Elles concernaient :

  • le traitement judiciaire des violences (questions d’organisation pour plus d’efficience associées à une réponse pénale "ferme, systématique et rapide"),
  • ainsi que le traitement des infractions commises par les mineurs et les conditions d’engagement de la responsabilité de leurs parents.

Elles ont été suivies de faits. Il y a ainsi eu 90% de déferrements (présentations tout de suite après la garde à vue), "dont 60 % qui ont donné lieu à une comparution immédiate", nous précise la Chancellerie.

Un peu plus de 60% des majeurs condamnés l’ont été à une peine d’emprisonnement ferme (pour une durée moyenne de 8,9 mois). Beaucoup de procédures et d’enquêtes sont encore en cours…

De leur côté, les artisans sont dorénavant organisés ; "on peut en 15 minutes mettre des palissades en bois devant la boutique », illustre Julien Tuffery (Atelier Tuffery). À travers la découverte d’un réseau, Noeline Rasoamandrary a aussi trouvé une "famille" : "Cela m’a donné envie de m’impliquer dans le partage d’expérience entre artisans, de me former…" 

L’épreuve traversée a nourri la vision de l’entrepreneuriat de proximité de Julien Tuffery :

"L’artisanat doit inclure l’incertitude dans sa construction économique ; cela mène à une réflexion sur la distribution de notre savoir-faire : nous voulons être une destination de commerce plutôt qu’un lieu de passage (développement autour de notre manufacture)".

Pour lui, l’avenir – ambitieux – s’inscrit "dans la création de modèles encore plus vertueux".

* Rapport de la mission d’analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l’occasion de l’épisode de violences urbaines (27 juin - 7 juillet 2023), par l’Inspection générale de la justice et l’IGA.

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