Interview exclusive

Sophie Cluzel : "L’embauche de personnes handicapées doit devenir une envie plus qu’une obligation"

Le 15/11/2021
par Propos recueillis par Julie Clessienne
En pleine Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées, la secrétaire d’État Sophie Cluzel dresse le bilan des actions déployées depuis son arrivée au Gouvernement. Entre aides à l’embauche, accompagnement des employeurs, implication des CFA et des Esat…, elle compte bien inciter les entreprises à passer des préjugés et de l’obligation de quota à l’envie de s’impliquer et d’embaucher. Les artisans ont toute leur place dans cette ambition…
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La France compte plus de 2,5 millions de personnes reconnues handicapées en âge de travailler, dont 480.000 demandeurs d’emploi en 2021. Qu’est-ce que cela dit de la politique que vous menez ?

Ces chiffres sont en baisse puisque le taux de chômage est passé sous la barre des 500.000 demandeurs d’emploi. C’est une constante depuis 2020 (-3,8%) alors que, durant la même période, les autres publics enregistraient une augmentation…

Cela prouve que la politique d’emploi menée depuis le début du quinquennat, comme la réforme de l’obligation d’emploi (qui date de la grande loi de 1987), a fait que les personnes handicapées n’ont pas été la variable d’ajustement pendant cette crise sanitaire.

"La mobilisation générale, le dialogue social entre employeurs privés ou publics, les aides à l’emploi et à l’apprentissage… sont bénéfiques."

Aujourd’hui, dans le privé, nous sommes à peu près à 3,8% de taux d’emploi (soit +0,3% depuis le début du quinquennat), donc encore loin des 6% exigés par l’obligation d’emploi imposés aux entreprises de plus de 20 salariés.

Ce que je veux désormais, c’est savoir où sont les personnes handicapées embauchées pour pouvoir être aux côtés des employeurs et leur faire bénéficier au mieux des dispositifs que nous mettons en place.

À travers la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, montée conjointement avec Muriel Pénicaud (alors ministre du Travail) en 2018, j’ai souhaité que chaque entreprise, quelle que soit sa taille, déclare son taux d’embauche.

Dans les TPE, notamment chez les artisans, 80.000 personnes en situation de handicap sont déjà intégrées dans les effectifs alors qu’elles ne sont pas soumises à l’obligation de quota ! Il y a là un gisement d’emplois ; les artisans ont bien compris les compétences et performances de ce public.

Y a-t-il une évolution sur le sujet ces dernières années ? Comment se place-t-on sur ce thème par rapport à nos voisins européens ?

À mon arrivée au Gouvernement, j’ai fait le tour de tous les pays européens pour voir quelles étaient les politiques de scolarisation, de formation et d’insertion professionnelle menées. Tout le monde n’a pas un quota comme en France.

En Angleterre, par exemple, il y a un "Accessibility Act", qui engage les employeurs. Quand une personne frappe à la porte de leur entreprise, s’ils ont connaissance de sa situation de handicap, ils s’engagent à le recevoir en entretien pour leur donner la chance d’exprimer leurs compétences.

Pour autant, partout en Europe, nous en sommes au même niveau.

"Nous avons encore du mal à franchir cette marche qui permettra que le taux de personnes handicapées dans l’emploi soit équivalent au taux qu’elles représentent dans nos sociétés…"

C’est pourquoi, cette année, à l’occasion de la 25e Semaine européenne de l’emploi des personnes handicapées, qui a lieu en ce moment, les "DuoDay", qui reposent sur la création de duos entre une personne en situation de handicap et un professionnel, sont au cœur de l’événement !

Pendant la présidence française de l’Union européenne, qui débutera en janvier 2022, je rencontrerai également tous mes homologues pour porter le pacte social et promouvoir l’emploi des personnes handicapées à l’échelon européen.

Dans le cadre de France Relance, l’aide à l'embauche des personnes en situation de handicap a été prolongée jusqu’au 31 décembre 2021. Pouvez-vous nous en rappeler le principe et vos objectifs chiffrés ?

Cette aide est sans limite d’âge, ce qui est très intéressant ! Elle s’élève à 4.000€ pour toute signature d’un CDD de plus de trois mois ou d’un CDI.

Elle porte ses fruits puisqu’elle représente à l’instant T 22.300 contrats dont 65% en CDI… et 80% dans des TPE-PME !

Majoritairement dans le commerce, la vente et la distribution, mais aussi dans les services à la personne, le transport et logistique, l’industrie, la construction et les travaux publics, l’hôtellerie-restauration et le tourisme.

"Nous voyons donc bien qu’il n’y a pas d’effet d’aubaine des grands groupes et que ce coup de pouce financier répond à la problématique des plus petites entreprises. C’est très vertueux."

Nous avions calibré l’aide pour 30.000 contrats. Elle a d’ores et déjà été prolongée jusqu’au 31 décembre donc j’appelle vraiment les artisans à s’en saisir d’ici la fin de l’année.

Quand on mixe une aide à l’emploi avec des compétences qui viennent frapper aux portes des entreprises, cela produit ses effets positifs !

En parallèle, les aides à l’embauche d’un apprenti ont, elles aussi, été reconduites, cette fois jusqu’en juin 2022, et sont aussi adaptées pour les personnes handicapées…

Cette aide de 5.000€ pour l’embauche d’un apprenti mineur et 8.000€ pour un majeur concerne également les personnes en situation de handicap, là aussi sans limite d’âge.

Il faut d’ailleurs ici rappeler que 80% des handicaps s’acquièrent au cours de la vie. Pour ces personnes, l’apprentissage peut être l’occasion d’une reconversion professionnelle, ce qui est très intéressant pour les employeurs puisque ces personnes ont déjà un socle de compétences et une expérience professionnelle.

Rappelons aussi que les aides de l’Agefiph (Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées) viennent compléter ce dispositif. Donc, actuellement, le salaire d’un apprenti en situation de handicap est entièrement pris en charge !

Le taux d’insertion des apprentis en situation de handicap a augmenté de 71%. Ils ne représentent pour l’instant que 1,5% alors que nous visons les 6% mais il faut mettre cela en perspective avec le nombre d’apprentis total qui a explosé : plus de 500.000 cette année ! Nous avons donc encore une marge de manœuvre…

Comment les CFA sont associés à ce dispositif d’accès à l’apprentissage des jeunes en situation de handicap ?

Dans chacun des CFA se trouve un référent handicap formé à l’accompagnement du jeune et de l’employeur par l’Agefiph. Il peut renseigner les chefs d’entreprise sur les adaptations éventuelles à apporter dans son atelier, les modes de fonctionnement à prévoir…

Les artisans ne doivent donc pas se sentir seuls et peuvent compter sur ces spécialistes durant toute la période où le jeune est en apprentissage.

Hormis par le biais d’aides financières, comment inciter les TPE, et notamment les artisans, à embaucher cette catégorie de travailleurs ?

Pour les entreprises de plus de 20 salariés, si vous atteignez très vite les 6%, vous évitez déjà de payer une charge sociale. Après il faut aussi passer rapidement de l’obligation à l’envie !

Les situations de handicap sont extrêmement variées donc il faut s’acculturer avec des préjugés qu’on peut avoir en se disant : "Moi, dans mon boulot, ce n’est pas possible".

Nous avons en ce sens mis en place un réseau d’experts des situations de handicap qui pratiquent du "job coaching" et accompagnent les employeurs sur ces problématiques.

Une personne qui présente des troubles psychiques ou cognitifs, des difficultés d’apprentissage, une légère déficience intellectuelle… peut être tout à fait opérationnelle et performante si, justement, des adaptations dans son environnement ou son emploi du temps ont été mises en place.

Par exemple, les personnes qui ont un handicap psychique peuvent avoir des variations de productivité car les interactions se passent mal, parce qu’un changement dans leur environnement les perturbe… L’artisan est souvent démuni face à cela et, c’est normal, puisqu’il n’est pas spécialiste des troubles.

Il pourra donc gratuitement faire appel à l’un de ces experts pour qu’il vienne au sein de l’entreprise lui expliquer la marche à suivre, aussi bien au moment de l’embauche que pour des besoins ponctuels, tout au long du parcours professionnel.

"Je veux que les employeurs restent dans leur fonction de manager, de responsable d’équipe, mais qu’ils soient soutenus. Bien accompagné, nul n’est inemployable !"

Ces experts sont en train de se démultiplier. 15 M€ ont été ajoutés dans le plan de relance à cette fin.

Aujourd’hui, 1.300 employeurs ont fait appel à ces spécialistes et 4.000 personnes sont suivies. Dans les six mois, l’emploi est pérenne et durable donc on voit bien que cela répond à des problématiques, notamment dans le cas des handicaps invisibles (qui représentent 80% des handicaps).

Cela remet l’employeur en confiance, lui permet de franchir plus facilement cette marche qui, parfois, fait un peu peur, et cela sécurise le parcours.

Comment solliciter ces experts ?

Pendant la crise, les employeurs ont été abreuvés d’informations. Donc j’utilise tous les canaux à ma disposition :

  • J’ai mobilisé par exemple l’Ordre des experts-comptables, qui est en lien permanent avec les artisans.
  • Pôle emploi dispose également de toutes les informations nécessaires et peut renseigner l’employeur au moment de l’embauche.
  • Les chambres de métiers et de l’artisanat et les CFA sont aussi mobilisés pour renseigner les chefs d’entreprise.

Il faut que, quelle que soit la porte qu’il pousse, il puisse trouver l’information dont il a besoin !

Peut-on monter son entreprise quand on est un entrepreneur handicapé ? L’État prévoit-elle un soutien particulier ?

Les entrepreneurs sont entrepreneurs avant d’être en situation de handicap !

L’Agefiph les accompagne énormément, pour toutes les adaptations à faire au quotidien s’ils sont entravés…

Fin août, le CNPA a défini une feuille de route en matière d’accompagnement, de formation et d’insertion professionnelle des jeunes… Est-ce qu’un rapprochement et un travail plus direct avec les organisations professionnelles pourraient être la solution à la formation et l’embauche ?

Bien sûr, nous devons travailler étroitement avec les branches professionnelles.

En France, nous avons un écosystème d’emploi extrêmement varié. Les Esat (Etablissements et services d’aide par le travail, NDLR) sont usagers d’un établissement médico-social. Pour autant, nous sommes en train d’en faire de vraies passerelles vers une formation professionnelle accélérée, en adéquation avec les besoins réels des entreprises.

C’est un excellent moyen de faire basculer ces personnes vers des entreprises "adaptées", au sein desquels il peut y avoir des "CDD Tremplins". Ils permettent par exemple aux secteurs de l’automobile ou du bâtiment de pouvoir former à leurs besoins des personnes qui pourront ensuite basculer, en étant bien formées, au sein de l’entreprise "ordinaire".

C’est tout l’enjeu des consortiums qui ont été montés, notamment dans le secteur automobile avec le CNPA, pour travailler à ce "sourcing" si important.

Beaucoup de chefs d’entreprise me disent : "Nous, on voudrait bien mais on ne trouve pas de personnes en situation de handicap formées à nos métiers". C’est ce que l’on fait…

"Nous rapprochons les besoins des entreprises des personnes qui sont formées. C’est un enjeu de taille, surtout dans les métiers en tension."

J’ai demandé aussi à l’Agefiph qu’ils aillent directement vers les entreprises pour que celles qui veuillent se lancer dans cette politique de RH inclusive ne restent pas seules.

Nous nous mettons en mode "État ingénieux et ingénieur" au côté des employeurs, des artisans, des TPE… pour favoriser ce précieux passage "de l’obligation à l’envie".

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