Rapport Huppé

Ateliers d’Art de France dénonce "une captation d’image"

Le 15/04/2019
par Propos recueillis par Samira Hamiche
Remis officiellement en décembre dernier, le rapport Huppé "France, métiers d’excellence" comporte 22 préconisations visant à soutenir les métiers d’art et du patrimoine vivant. Auditionné dans le cadre des travaux, le syndicat majoritaire des artisans d’art, Ateliers d’Art de France, juge certaines mesures inappropriées à la réalité du terrain. Sa présidente, Aude Tahon, dénonce notamment l’instrumentalisation de l’image attractive de l’artisanat d’art par l’industrie.
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Portrait de Aude Tahon, présidente d'Ateliers d'Art de France

Le Monde des Artisans : Le rapport Huppé préconise la création d’un label "Métiers d’art d’excellence", attribué par les Chambres régionales de métiers et de l’artisanat (CRMA ou CMAR). Qu’en pensez-vous ?

Aude Tahon : Cela pose deux questions : celle du cumul avec des labels existants, et celle des labels associés à un seuil de chiffre d’affaires, comme le label EPV. Le risque est d’arriver à une situation où on aurait d’une part un label valorisant en termes de fiscalité et de communication, et de l’autre un label "un cran en-dessous", en quelque sorte, limité au simple indicateur qu’est le CA. Le label EPV est davantage capté par l’industrie que par les métiers d’art… Ce qui était pourtant sa vocation à l’origine ! Or, il offre une forte valorisation aux entreprises labellisées, notamment à l’export, et surtout il permet de bénéficier d’avantages fiscaux et d’aides de financement publique, avec un fléchage identifié. Il serait injuste de priver les artisans d’art isolés de ces aides, en en faisant offrande aux entreprises industrielles… En outre, le secteur des métiers d’art, ce ne sont pas ’quelques entreprises qui sont exemplaires, et les autres qui sont à la traîne’… Ce sont des entreprises qui se retrouvent sur les mêmes valeurs, les mêmes enjeux économiques, de créativité… Notre position, c’est d’avoir un label harmonisé, uniquement destiné aux métiers d’art, et qui permette un soutien, des aides publiques et à une valorisation claire auprès du public. Les professionnels ont besoin d’une valorisation collective, et non fléchée vers quelques-uns. 


LMA : Le rapport associe le terme « excellence » aux métiers d’art, mais vous semblez dubitative sur ce point… Pour quelles raisons ?

A. T. : L’excellence est pour nous une entrée non identifiée, trop abstraite : que porte-t-elle ? C’est un mot qu’on utilise beaucoup. AAF a lutté pour apporter une définition concrète aux métiers d’art, avec un périmètre légal qui borde bien le secteur. Les critères sont clairs : une création en atelier, en petite série et/ou pièce unique, à partir d’un vrai savoir-faire complexe et long à acquérir, qui fait partie de la liste des 281 métiers d’art. Le tout imprégné de l’identité créative et artistique de l’artisan d’art, qui est évidemment sans cesse curieux et 'en recherche'. 

LMA : En quels points le rapport vous satisfait-il ? 

A. T. : A l’été 2018, Ateliers d’Art de France a été auditionné et a remis un état des lieux des enjeux du secteur des métiers d’art. Dans ce cadre-là, nous avons souligné les problématiques de formation, de difficultés administratives et apporté quelques chiffres. Dans le rapport final, notre revendication de reconnaissance des "ateliers-écoles" a été entendue, ce que nous saluons, car les professionnels s’y retrouvent. Elle permet de valoriser les ateliers en tant que formateurs et de reconnaître leur engagement. Même s’ils enseignent parfois de manière informelle dans leurs ateliers, les artisans d’art sont présents dans tous les dispositifs de formation existants, en relais au centre de formation (CFA, écoles), mais aussi via les dispositifs de Pôle emploi ou les stages. Les prendre en compte pour qu’ils soient rémunérés, prennent part aux discussions sur les référentiels de compétences, témoignent de la réalité de l’entreprise (commande, calcul des prix…) : tout cela concoure à leur reconnaissance et à la bonne santé de notre secteur. Le rapport intègre une autre de nos demandes : la création d’un Opco spécifique aux métiers d’art. C’est une revendication à laquelle nous tenons (ndlr : la liste des 11 Opco a toutefois été arrêtée dernièrement et les métiers d’art s’y trouvent répartis entre trois Opco). 

LMA : Souscrivez-vous à l’intégration des métiers d’art dans des programmes de revitalisation des centres-villes, telles que le Plan Action Cœur de Ville ?

A. T. : Il paraît essentiel d’inscrire les métiers d’art dans une politique de valorisation des politiques publiques et de les intégrer aux territoires, pour lesquels nous sommes des atouts. Toutefois, les artisans d’art doivent être mieux écoutés sur le terrain. Comme le fait par exemple la Région Occitanie... Sa présidente, Carole Delga, a mis en place un plan dédié aux métiers d’art, en concertation avec les professionnels. Le maire de Pézenas a lui aussi déployé une politique collaborative et a l’intelligence de le faire en concertation avec les professionnels. Grâce à une politique d’écoute multiple du terrain, cela fonctionne !

LMA : Votre organisation estime-t-elle que le rapport présente des lacunes ?

A. T. : Le secteur des métiers d’art requiert des mesures transversales, qui conviennent à tous les artisans d’art, toutes branches confondues, car nous partageons les mêmes valeurs d’authenticité, de créativité et de savoir-faire. Or, le rapport propose une organisation verticale, avec un opérateur unique pour l’Etat (ndlr : sous forme de GIE, Groupement d’intérêt économique, proposition N°1). Cette nouvelle logique de gouvernance ne nous correspond pas. En outre, le rapport n’a appelé aucun débat sur la protection sociale des artisans d’art. Ateliers d’Art de France sera bien attentif à ce vaste chantier. 

LMA : Quelle place Ateliers d'Art de France pourrait-elle tenir dans ce GIE ?

A. T. : Nous sommes attentifs à collaborer à ce GIE, tout en conservant notre indépendance. Mais pour l’heure, il semble qu’Ateliers d’Art de France soit laissé "hors du coup". Certains acteurs nous perçoivent, à tort, comme une manne financière permettant de financer des projets… Alors que notre fonction est toute autre : même si nous avons su constituer des ressources financières et organiser de grands événements (ndlr : comme les salons Révélations, SIPC, Ob’Art…), nous pensons notre secteur et notre avenir. Pour nous, ce projet de GIE est un recul, un retour aux temps antérieurs à l’INMA. Il y avait pourtant eu des arbitrages lors du passage de la SEMA à l’INMA. S’en est suivie la création de l’UNMA, avec une fédération de syndicats qui portent les revendications de création d’une branche professionnelle... Ce qu’ont refusé la cristallerie, la BJOP et l’Unama, qui regroupent certains industriels avec leurs propres besoins. Pour eux, les métiers d’art sont une image qui leur permet d’exister. 

LMA : Les artisans d’art souffrent, selon vous, de la récupération de leur image ?

A. T. : Actuellement, chacun vient se servir de l’image attractive des métiers d’art : les secteurs du design, de l’industrie et du luxe. Sans s’inquiéter de générer du développement, des fruits pour les professionnels du secteur… L’expression prononcée par Philippe Huppé lors du séminaire organisé le 4 avril* me reste d’ailleurs en travers de la gorge : "chacun veut croquer dans la pomme". C’est effectivement mon ressenti. Que le gouvernement veuille défendre l’industrie et que celle-ci crée des formations adaptées à ses besoins, je le conçois… Mais ne nous faisons pas croire qu’on essaie là de défendre les artisans d’art. On assiste plutôt à une captation d’image et que l’Etat organise cela, c’est très décevant pour les professionnels. S’il doit y avoir un retour, ce devrait être au profit des bénéfices du secteur…

LMA : Vous craignez donc que l’industrie ne tire la couverture à elle ? 

A. T. : Il faut dix ans pour consolider une entreprise artisanale. Les artisans ont besoin de personnes formées au long cours sur des compétences exigeantes et non pas sur des formations généralistes qui répondent aux besoins ponctuels de grosses entreprises industrielles. Donnons les moyens aux artisans de conquérir de nouveau marchés ! L’appétence pour les métiers d’art est là, ce n’est plus à prouver. Il y a des potentiels énormes pour les artisans d’art, et les professionnels entendent bien en bénéficier. L’Etat s’organise pour cette raison : il a repéré l’attractivité économique du secteur… La métamorphose du label EPV est emblématique de ce mécanisme de récupération. C’est l’organisation d’un fléchage vers certaines entreprises. 

LMA : Trois ans après l’inscription des métiers d’art dans le giron de l’Artisanat, quel bilan tirez-vous de cette intégration ?

A. T. : Cela a apporté une meilleure visibilité aux artisans d’art, notamment au sein des Chambres de métiers et de l’artisanat. Nous dénombrons aujourd’hui 10% d’élus artisans d’art dans les CMA. Cette plus forte représentativité a clairement renforcé les métiers d’art et démontré l’implication des professionnels des métiers d’art dans la valorisation des métiers d’art, de son économie et de ses valeurs. Nos métiers sont respectés… Nous commençons à travailler avec ces élus sur les politiques qui se mettent en place en région. C’est une force pour être identifiés à l’échelle locale et faire valoir les problématiques du secteur. AAF renouvelle donc sa confiance au réseau des CMA, qui favorise le développement des métiers d’art. Nous avons plus d’un enjeu commun, dont celui de défendre l’Artisanat face aux dérives de l’industrie.

* Note : une partie de cet entretien a été réalisée le 5 avril 2019, au lendemain de la présentation officielle du rapport au Mobilier National.

>> Lisez aussi nos articles sur le rapport Huppé et les chiffres-clés de l'artisanat d'art par l'ISM.

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