Regards croisés

Le micro devenu macro

Le 18/11/2019
par Sophie de Courtivron
Depuis l’origine, les artisans réclament que le régime de micro-entrepreneur (initialement auto-entrepreneur) soit un « sas » permettant à l’entrepreneur, au bout de deux ans maximum, d’opter pour un statut de droit commun, assurant la pérennité de son entreprise. En vain. Le « squatteur » s’est installé, il fragilise les entreprises classiques, et prend de plus en plus de place.
Partager :
A ce jour, un artisan sur deux qui s'installe "à son compte" le fait en micro-entreprise : gage de maîtrise et d'indépendance, ou régime précarisant ?

Dix ans après la mise en place du régime (application en 2009 de la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008), on comptait à la fin de l'année 2018 1,36 million de micro-entrepreneurs, tous secteurs confondus. Un nombre qui n’a cessé d’augmenter, et qui a même doublé depuis 2011.

 

« Même si une entreprise artisanale sur deux qui se crée le fait en micro-entreprise, je déplore des effets sur la création d’emploi, sur la pérennisation des entreprises et leur capacité à se développer. Ne soutenons pas une vision faussée de l’entrepreneuriat. » Bernard Stalter

« Les micro-entreprises représentent désormais une création d’entreprise artisanale sur deux. Ce n’est pas négligeable », ajoute Bernard Stalter, président de CMA France, qui demande « une indispensable limitation dans le temps de ce régime ».

Mais au moins deux signaux nous indiquent qu'il n’est pas en passe de l’être. D’abord, la réforme du doublement des seuils de chiffre d’affaires (CA) de 2018 ; elle a permis à 54 000 auto-entrepreneurs de le rester en déclarant un CA supérieur aux anciens seuils ; elle a également fait entrer dans le dispositif des entrepreneurs individuels qui disposaient d’un statut « classique » (9,2 % de travailleurs indépendants, en 2018, selon l’Acoss)… Bref, de 2017 à 2018 les immatriculations ont fait un bond de 23,7 %.

Ensuite, le récent rétropédalage du Gouvernement, qui avait annoncé fin septembre la fin de l’exonération partielle de charges sociales des micro-entrepreneurs pendant trois ans, montre que les micro-entrepreneurs ont du poids. Sans compter que l’Urssaf multiplie les actions pour mieux les accompagner.

Urssaf : un service optimum

Le site de l’Urssaf a été refondu pour faciliter les démarches des micro-entrepreneurs. « En plus de la déclaration et du paiement, les artisans micro-entrepreneurs, notamment, peuvent désormais accéder à une messagerie sécurisée et à leurs attestations (pour les marchés publics, la formation professionnelle…) », explique Élise Rodriguez, sous-directrice Relation clients et offre de services à l’Acoss.

À la suite d’expérimentations à succès, trois nouveaux dispositifs concernant les travailleurs indépendants, et donc les micro-entrepreneurs, qui sont « parmi les plus vulnérables des travailleurs indépendants », vont être déployés sur l’ensemble du territoire courant 2020. Primo, un accueil physique commun regroupant plusieurs organismes pour une meilleure qualité de service (Urssaf, CPAM, Carsat, Caf, impôts et Pôle emploi). Deuxio, une offre d’aide aux entreprises en difficulté, baptisé Help (détection et activation accélérée des solutions). Tertio, un accompagnement des créateurs d’entreprise, par les Urssaf, via une cellule dédiée, pendant la première année de leur activité (rendez-vous téléphonique, aide au quotidien, actions proactives…).

Pour les deux premiers dispositifs, « les CMA ne sont pas encore partenaires mais nous sommes ouverts. Si je me fie à l’expérimentation de l’accueil commun en Aquitaine, les chambres consulaires étaient en observation. Il n’y a pas d’antagonisme entre nous, au contraire », pose Éric Le Bont, directeur national des travailleurs indépendants à l’Acoss.

« On ne peut pas imaginer une expérimentation sur un "guichet unique" d’accueil des micro-entreprises sans que nous soyons pleinement associés ! », réagit Bernard Stalter.

« On ne peut pas ne pas travailler ensemble », surenchérit Jean-Pierre Gros, président de la CMA Nouvelle-Aquitaine ; « s’il y a une démultiplication des structures d’accompagnement, on perd en efficacité. Nous avons une légitimité en matière de maillage territorial et d’accompagnement de l’artisan ; c’est pour cela que nous avons été créés. Qui mieux qu’une CMA peut le faire ? » De plus, le changement de statut se prépare et se structure. « L’artisan micro-entrepreneur est un artisan comme un autre, mais pour transformer l’essai en entreprise pérenne, il faut être accompagné », insiste-t-il.

>> LIRE AUSSI : Auto-entrepreneurs : 10 ans d'un régime contesté 

Le combat des artisans pour un statut provisoire

Voilà des micro-entrepreneurs bien « chouchoutés »… Mais pourquoi les artisans sont aussi peu entendus quand ils dénoncent un régime qui impacte le développement de leurs entreprises en instaurant de facto une concurrence déloyale ?

« Il y a une grosse différence sur les cotisations et la TVA que va payer un plombier qui s’installe en société », illustre Laurent Munerot, président de la CMA Île-de-France. « Contrairement à ce plombier, le micro-entrepreneur cotise seulement quand son activité génère un chiffre d’affaires, a très peu de charges sociales et pas de TVA sur sa facture pour le client ! Ce serait transitoire pour aider à la création et à l’installation, d’accord, mais que cela perdure ? Certes, cela bénéficie aux statistiques du chômage… »

Les artisans militent pour que le régime soit limité à deux ans, afin que l’entreprise puisse se « solidifier » ensuite. La durée de vie des entreprises de droit commun est en effet beaucoup plus élevée : selon une étude de l’Insee de juillet 2019, 36 % des auto-entrepreneurs enregistrés en 2014 sont encore actifs trois ans après le début de leur activité contre 63 % chez les entrepreneurs « classiques ». 

Notons en outre qu’un micro-entrepreneur sur trois ayant déclaré un CA est salarié (en 2018)… De plus, initialement lancé pour créer de l’emploi, le régime de la micro-entreprise n’a pas eu l’effet escompté : en 2017, 94 % des créations d’entreprises artisanales concernent des entreprises sans salarié, alors que cette part n’était que de 80 % en 2007 (source : CMA France).

« De plus, les micro-entrepreneurs n’embauchent pas d’apprentis, ce qui fragilise la transmission des savoir-faire, la formation et l’emploi. C’est pour cela que nous pensons que l’EIRL (entrepreneur individuel à responsabilité limité) est une bonne solution. Une expérimentation se déroule actuellement pour tester, auprès des entrepreneurs, la connaissance et l’intérêt pour ce régime », précise Bernard Stalter. « Pensons aussi à préserver notre modèle de financement de la couverture sociale et à assurer une véritable retraite pour ceux qui se lancent dans l’entreprenariat. » À moins que ce modèle ne soit… dépassé ? Pour Jean-Pierre Gros, la micro-entreprise répond aux besoins d’une société en pleine mutation.

« Je constate que le dispositif qui a été mis en place pour les micro-entreprises et qui tient compte du CA de manière instantanée reste quelque chose qui intéresse bigrement les autres indépendants…», ajoute Éric Le Bont. « Les évolutions vont dans ce sens. Avant, pour calculer les cotisations sociales des entreprises, nous étions sur l’année N-2 ; maintenant, nous nous ajustons sur N-1… Actuellement, nous testons une modulation des cotisations des travailleurs non salariés (hors micro-entrepreneurs) en fonction des résultats réels au mois ou au trimestre »… La micro-entreprise, creuset expérimental de l’entreprise de demain ?

Jean-Pierre Gros, président de la CMA Nouvelle-Aquitaine 

Une profonde transformation sociétale

« Chez nous, la courbe s’inverse depuis un peu plus d’un an : le régime micro-social devient majoritaire (avec plus de 70 % de taux d’inscription dans certains départements). Ce régime correspond à une profonde transformation sociétale, et son succès est pour moi multifactoriel : la remise en cause du coût de la protection sociale, la remise en cause d’un Code du travail trop protecteur, et la difficulté d’insertion dans l’emploi par manque de formations. On crée donc un "job", et pas une entreprise ; il n’y a pas de stratégie. Le régime micro-social engendre des dérives par effet d’aubaine : facilité de la procédure, fiscalité allégée, un système déclaratif plus opaque (il ne faut pas oublier que le grand jeu en France est de s’absoudre des règles…). La micro-entreprise a une légitimité pour s’essayer, mais pas toute la vie ! Si elle dure, j’y vois une forme d’opportunisme. On est en train d’enkyster un régime fait pour être un tremplin ! »

 

Laurent Munerot, président de la CMA Île-de-France

Si l'activité se développe, on doit passer à autre chose ! 

« Il y a près de 60 000 micro-entreprises artisanales en Île-de-France, sur 220 000 artisans. Ce chiffre est en constante progression. Nous aurions été satisfaits si le Gouvernement avait limité ce régime à deux ans, car c’est un régime fiscal et social, pas un statut d’entreprise. Et cela fait toute la différence ! Leurs impôts et charges sociales instaurent une concurrence déloyale entre les différents régimes d’entreprise. Pour autant, on ne peut pas reprocher à un artisan qui s’installe de choisir ce régime, et c’est notre travail de l’accompagner. La fin du stage préparatoire à l’installation (SPI) obligatoire* crée des inégalités, et les micro-entreprises sont particulièrement touchées (lacunes en gestion, etc.). Nous avons ainsi créé un Pack micro, une formation pour répondre à leurs attentes. Car attention aux failles du système au bout d’un moment (limité à 70 000 € de CA, à 35 200 € de CA pour l’exonération de la TVA) : si l’activité se développe, on doit passer à autre chose ! » 

>> LIRE AUSSI : Auto-entrepreneurs : 10 ans d'un régime contesté 

Partager :