Interview exclusive

Thierry Marx : "Personne n’a de raison de se croire assigné à l’échec"

Le 08/09/2021
par Propos recueillis par Julie Clessienne
En popularisant la cuisine moléculaire et en mitonnant les plats de Thomas Pesquet, Thierry Marx s’est imposé comme un chef innovant. Depuis 2012, avec "Cuisine Mode d’emploi(s)", il réinvente aussi la formation professionnelle, en bannissant de son vocabulaire la notion d’échec. Rencontre avec un philosophe très cartésien…
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Depuis 2012, vous avez lancé 10 écoles "Cuisine Mode d’emploi(s)". Qui a loupé le coche pour que vous en soyez arrivé là ?

J’ai bénéficié à une époque d’une certaine attention de la presse par rapport à mon métier, ma personnalité… Je me suis interrogé pour savoir si je pouvais en profiter pour faire quelque chose pour les gens comme moi, issus de quartier qu’on appelle désormais les "quartiers politiques de la ville".

Je me suis dit qu’il n’y avait pas de gens ou de quartiers faits pour l’échec, que personne n’a de raison de se croire assigné à l’échec.

Nous avons donc monté un système de formation professionnelle basé sur le "faire pour apprendre", différent de la scolarité dite "classique", pour permettre à des personnes éloignées de l’emploi de retrouver un projet professionnel et de s’épanouir dans les métiers de l’artisanat. Ça a fonctionné car ça apportait une vraie réponse.

Vous ne croyez plus du tout au système d’enseignement classique ?

Ce n’est pas l’opposition des contraires ! L’enseignement classique a un rôle clairement défini dans lequel des gens se retrouvent et ça fonctionne plutôt bien. Ce n’est pas le sujet.

À un moment donné, ce n’est pas parce qu’un système fonctionne que ceux qui ne savent pas l’utiliser seraient à rejeter.

"Nous avons produit une alternative pour des personnes qui n’étaient plus dans aucun écran radar : très éloignées de l’emploi, en précarité, qui avaient eu des accidents de parcours qui ne leur permettaient plus d’accéder à un parcours de formation…"

Ces formations sont gratuites pour les apprenants mais qui sont vos partenaires sur le terrain ?

C’est un partenariat public-privé qui fonctionne bien avec des entreprises qui nous aident mais aussi avec les Opco.

Nous avons aussi nos propres moteurs de croissance pour nos restaurants d’application qui autofinancent nos formations. C’est un montage assez complexe mais aujourd’hui, ça fonctionne…

Vous pourvoyez aussi au besoin de main-d’œuvre de la grande distribution… Cela ne va pas à l’encontre de valeurs que vous pouvez prôner en tant que chef cuisinier ?

Vous m’amusez quand vous dites cela… Il n’y a pas de raison d’ostraciser la grande distribution. Si elle est là, c’est qu’on l’a installée, qu’elle y trouve son compte et beaucoup de gens aussi, que ce soit dans l’agriculture ou l’artisanat.

"Nous sommes plutôt dans le principe de trouver des solutions plutôt que des coupables."

Notre volonté est très humble : c’est de faire les meilleurs voisins possible, pour qu’on évite de s’entretuer dans ce pays.

Je pense que toute bonne solution est acceptable. Le reste, ce sont des paroles politiciennes qui ne servent pas à grand-chose, et surtout à personne.

Opposer des contraires, tout le monde sait le faire. Jouer au grand révolutionnaire, au fantasme "che guevaresque", tout le monde sait le faire. Maintenant, mettre en application des gens qui retrouvent un projet professionnel et une confiance dans cette société, c’est à faire.

S’agiter, ce n’est pas agir. Nous, nous préférons agir…

Vous affichez des taux de retours à l’emploi impressionnants (autour de 90%). Les formations très courtes, denses, pratiques sont-elles la solution ultime pour lutter contre le décrochage scolaire ou le chômage ?

Nous n’avons rien inventé ! Dans les métiers de l’alimentation, les employeurs sont plutôt à la recherche d’employés et non le contraire. Nos formations répondent à cette demande-là aussi.

"Les gens qui sortent au bout de 11 semaines de Cuisine Mode d’emploi(s) sont employables. Donc c’est plutôt une belle avancée et, bien sûr, la montée en compétences se fera en situation opérationnelle métier."

Nous ne nous substituons pas aux années d’expérience qu’il va falloir acquérir pour continuer à s’épanouir dans ces métiers. Tout ce qui nous intéresse, c’est de remettre les personnes en perspective dans le "projet", pas dans l’emploi.

On a cru que les emplois allaient nous sauver du chômage mais ce n’est pas vrai. Aujourd’hui, les gens ne veulent plus d’un emploi par défaut, ils veulent un projet qui les ramène à l’emploi. C’est tout le mécanisme que nous mettons en place ici.

Ce modèle est-il déclinable dans d’autres secteurs ? Est-il sans danger ?

Nous avons déjà deux écoles de boulangerie qui accueillent beaucoup de gens mais nous voyons bien qu’aujourd’hui, les métiers de la mécanique, du bâtiment… sont intéressés par des formations en CFA beaucoup plus courtes.

Vous avez souligné que le temps passé en formation vous paraît très court mais nous avons simplement divisé le temps légal de formation professionnelle par rapport à un métier par le temps légal de travail en France donc 250 heures divisées par 39, ça vous fait peu d’heures consacrées normalement à la formation professionnelle pratique. Cela fait donc 11 semaines pleines et entières…

Les crises sociales, économiques et sanitaires récentes ont prouvé un regain d’intérêt pour les circuits courts, le "mieux consommé". Sont-elles une chance de réinventer notre société, notre façon d’apprendre ?

Il n’y a que dans les crises que nous sommes créatifs. On a toujours peur des crises et on peut le comprendre, moi le premier. Mais, ce qui est intéressant, c’est de voir que, dans ces crises, on trouve des solutions pour se sauver, et sauver son écosystème. On ne perd pas de temps à faire autre chose.

Les crises, on les observe, on essaye comme tout le monde de les anticiper mais il est bien évident qu’aujourd’hui la réponse à une formation professionnelle rapide nous semble être la bonne solution.

À mon époque, il fallait trois ans pour avoir un CAP, pour apprendre 4 grandes cuissons des légumes, 4 grandes cuissons des viandes, 4 grandes cuissons des poissons et 5 desserts du patrimoine gastronomique français. Ça n’a plus de sens aujourd’hui !

"On apprend plus vite, on a deux cerveaux : un sur ses épaules et un dans sa poche arrière. La digitalisation implique aussi à un apprentissage beaucoup plus rapide, une accessibilité cognitive beaucoup plus rapide…"

Nous n’avons rien inventé, on s’adapte à la société telle qu’elle est, pas telle qu’on voudrait qu’elle soit !

La digitalisation et la vente à emporter ont favorisé l’émergence des dark kitchen*, de nouveaux modèles… N’y perdons-nous pas l’essence même de la restauration que sont l’accueil et l’échange ?

La dark kitchen n’est pas plus dark que cela ! Tout le monde sait qu’il y aura, à cause de la digitalisation, des restaurants qui n’auront plus pignon sur rue.

Les plateformes comme Uber Eat et Deliveroo, c’est 80% de croissance pendant la crise. En défendant parfois 70 % de cuisine déjà industrialisée… Ce n’est pas très intéressant mais elles sont là.

"À nous, artisans, de nous imposer aussi dans ces dark kitchen et d’être une réponse à apporter à nos clients."

Tout cela, c’est juste de l’adaptabilité. Le restaurant de 1969, quand je suis né, n’est pas le même qu’en 1979 ou 1989… Tout cela évolue et ce qui n’évolue pas meurt. C’est du darwinisme pur.

Quelles sont vos perspectives à court terme ?

Continuer à œuvrer dans l’économie sociale, qui n’est pas une économie de médiocrité puisqu’elle correspond à 10% du PIB français !

Je crois que dans l’économie sociale et la formation professionnelle, il y a énormément d’actions à mener extrêmement intéressantes, y compris dans l’entrepreneuriat et j’entends continuer à défendre cela tout en continuant à agrandir mes entreprises en France et dans le Monde.

* Restaurant qui n’a pas de salle, conçu uniquement pour la vente en livraison.

www.thierrymarx.com - www.cuisinemodemplois.com

Biographie

1959 : Naissance dans le XXe arrondissement à Paris.

1978 : Obtention des CAP pâtissier, chocolatier et glacier chez les Compagnons du Devoir.

2006 : Élu "Cuisinier de l’année" par le Gault et Millau.

2012 : Ouverture à Paris du premier centre de formation "Cuisine Mode d’emploi(s)"

2016 : Rencontre avec Thomas Pesquet. Le CNRS le charge d’élaborer les plats qui seront consommés par l'astronaute au cours de sa mission spatiale.

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