Décryptage

Réforme de l’apprentissage : point d’étape, crise et adaptation

Le 10/05/2021
par Sophie de Courtivron
La réforme de l’apprentissage, impulsée par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, aura trois ans en septembre prochain. Malgré la crise sanitaire qui nous frappe depuis un an, la barre des 500.000 apprentis a pour la première fois été dépassée en France en 2020. Passons ces bons résultats au filtre de la réalité vécue par les acteurs de terrain…
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La réforme de 2018 a libéralisé l’apprentissage (d’après la DGEFP, 2.377 établissements sont déclarés en tant que CFA à ce jour, contre 995 en 2018), tout en assouplissant son accès (limite d’âge repoussée, durée minimale du contrat raccourcie…) et en le dotant d’un financement globalement plus avantageux ("coûts-contrat" définis par les branches, validés par France Compétences, et payés par un opérateur de compétence - Opco - au CFA). 

En plein contexte porteur (+16% d’apprentis entre 2018 et 2019), survient la crise sanitaire : le plan "1 Jeune, 1 Solution" de juillet 2020 vient doper les primes à l’embauche pour les entreprises, brouillant les pistes.

Car, dans ce contexte très particulier, pour affiner qualitativement les résultats de l’apprentissage (+40% d’apprentis entre 2019 et 2020), il faudrait savoir combien d’entreprises n’ayant jamais pris d’apprenti en ont embauché, la part de contrats de professionnalisation passés en contrats d’apprentissage (leur financement étant plus avantageux), combien d’apprentis ont, en 2020, poursuivi vers un diplôme supérieur faute de débouchés… 

Quelques "combien" qui cachent un "comment" : comment se passe une réforme quand elle devient inextricablement mêlée à une crise ?

Quelles sont les aides et le financement en question ? 

"On ne peut faire une réforme aussi profonde d’un dispositif aussi ancien et ne pas mettre les moyens au moment de la crise", observe Jérôme Kohn, directeur du CFA de la Chambre de métiers et de l’artisanat (CMA) du Loiret (1.000 apprentis, 4 pôles métiers). 

L’État joue ainsi pleinement son rôle vis-à-vis des entreprises : l’aide exceptionnelle pour l’alternance (5.000€ pour l’embauche d’un alternant de moins de 18 ans ; 8.000€ pour l’embauche d’un alternant de plus de 18 ans) a été prolongée mi-mars jusqu’au 31 décembre 2021 ; les entreprises devraient donc continuer à embaucher à la rentrée 2021. 

Côté apprentis, ces derniers sont, pour Aurélien Cadiou, président de l’Association nationale des apprentis de France (Anaf), moins bien soutenus qu’auparavant : "Avec la réforme, les aides sont plus restrictives dans leurs conditions d’accès ; pour l’hébergement et la restauration, ce n’est plus le jeune qui touche les aides mais le CFA ; or il faut que ce dernier ait les dépenses concernées : un CFA sans internat et sans restauration collective ne touchera pas l’aide. Il y avait plus de souplesse quand ces deux postes étaient gérés par les Régions. "

La Covid a balayé les solutions qui étaient en cours d’élaboration pour pallier cela, comme les équipes gouvernementales alors en place.

"Le service après-vente de la réforme n’a pas été fait", déplore Aurélien Cadiou. 

C’est aussi le cas quant au financement de l’apprentissage, puisque le montant des coûts-contrat sera remis en question en 2022.

"Actuellement, pour moi, les coûts-contrat sont justes. Ils nous permettent une gestion saine et nous avons la capacité de financer les évolutions du CFA", pose Jérôme Kohn. 

Même sérénité à Besançon. "Avec la réforme, le financement a augmenté, c’est important pour nous", ajoute Patrick Maigret, directeur du CFA Hilaire de Chardonnet et directeur régional de la Fnadir (Fédération nationale des associations régionales de directeurs de centres de formation d’apprentis). 

Pour lui, une baisse uniforme et progressive de 12% du montant du financement à raison de 4% par an sur trois ans ne serait pas rationnelle.

"Les CFA ont l’obligation de transmettre d’ici mi-juillet leur comptabilité analytique de l’exercice 2020… France Compétences aura ainsi des éléments pour entamer des discussions avec chaque branche."

Il y aura quoi qu’il en soit des ajustements à faire. "J’ai des apprentis dans une même classe avec les mêmes équipements qui préparent le même diplôme mais dont les entreprises ne sont pas ressortissantes du même Opco, soit des coûts-contrat différents."

Cependant des coups de rabot menaceraient la capacité des CFA à gérer… l’imprévu.

La crise en question : des CFA au taquet

"Quand il y a eu le confinement, en quinze jours nous avons mis en place des cours en ligne et nous avons investi dans du matériel de filmographie alimentaire (permettant notamment une prise de vue directe à distance depuis les ateliers et laboratoires). Nous avons travaillé en temps réel à la transformation de l’établissement", illustre Jérôme Kohn. 

Le digital est par ailleurs intégré à la scolarité : "Chaque jeune bénéficiera d’une adresse mail et du pack Microsoft". 

La réactivité est constitutive de ce CFA du futur : dans le prolongement de la crise de 2008, le CFA a ouvert une formation à la "bistronomie" (répondant à la nécessité pour les chefs de baisser les coûts de la haute restauration) ; pour faire face à la crise sanitaire, "les jeunes sont formés depuis novembre à la restauration à emporter (emballages, prise en compte du réchauffage, etc.)". 

L’enseignement est ainsi directement connecté à la réalité des métiers. Un système de veille "nous permet de garder le lien et de trouver des solutions pour l’apprenti qui décroche". 

Malgré les efforts, les apprentis ont inévitablement souffert du confinement et/ou de la fermeture des entreprises "arrêtées".

"J’ai mis partout des cours supplémentaires, sur la base du volontariat, pour renforcer les compétences attendues à l’examen."

De plus, du fait de la crise, près de 30.000 apprentis n’avaient pas trouvé d’employeur en février dernier, et un branle-bas gouvernemental, mobilisant les préfets de région, s’est déclenché pour leur trouver une solution (trop tard pour les premiers inscrits dont le délai de six mois – au lieu de trois habituellement – arrivait à échéance). 

"En Franche-Comté, Pôle emploi et le Medef ont par exemple mis en place une plateforme pour aider les jeunes à trouver une entreprise, évoque Patrick Maigret, dont le CFA forme 1.150 apprentis dans quatre secteurs. Nous n’avions que quatre jeunes concernés : un a abandonné, les trois autres ont trouvé une entreprise. Du fait des primes, les offres ne manquaient pas ; dans la restauration, nous avons ainsi reçu plus d’offres d’employeurs que de demandes de jeunes."

Les CFA historiques considèrent que l’accompagnement des jeunes fait partie intégrante de leur mission, et disposent en cela de réseaux largement éprouvés. Ce qui n’est pas le cas de tous les CFA…

La bureaucratie en question

La réforme a vu émerger un certain nombre de fraudes d’établissements de formation (de l’établissement supérieur) qui font payer les apprentis (pour s’inscrire, s’ils ne trouvent pas d’employeur…).

Or "le CFA doit être totalement gratuit pour un apprenti, rappelle Aurélien Cadiou. Il y a des écoles qui demandent aux jeunes qui ont trouvé un employeur en décembre de payer leur formation de septembre à décembre. Ce n’est pas illégal, car l’école a le droit d’avoir un étudiant (statut payant) qui bascule en apprenti en cours d’année, mais si le jeune veut être apprenti dès la rentrée, il ne doit rien payer !"

Les jeunes sont souvent démunis face à ces subtilités. L’Anaf a ainsi mis en place un outil pour accompagner jeunes et employeurs, SOS apprenti : help.sosapprenti.fr. 

Autre subtilité, ou plutôt complexité administrative : le financement de l’apprentissage qui, depuis la réforme, passe par les Opco, soit onze infrastructures et modalités de fonctionnement différentes pour les CFA.

Entre les frais de formation, les frais connexes (hébergement, premier équipement des apprentis…) et les échéances à respecter, la masse de travail est telle qu’ils ont dû gonfler leurs structures de gestion

"Nous éditons 6 à 7.000 factures par an. Soit 6 à 7.000 traitements individuels en lien avec le "parcours de compétences" de chaque apprenti", détaille Jérôme Kohn. 

La solution serait une plateforme commune des Opco "avec le même mode opératoire d’inscription des contrats". 

Des retards de paiement par les Opco ont aussi pu être observés. "Il a fallu du temps pour que chaque apprenti soit bien identifié et dirigé vers son Opco. Tout est régularisé aujourd’hui", note Patrick Maigret.

Il a aussi été signalé des cas d’entreprises ayant des difficultés pour se faire payer les aides à l’apprentissage, Opco et services de paiement se renvoyant la balle.

La réforme doit mettre de l’huile dans certains de ses rouages, et la crise a forcément entravé ces processus.

L’apprentissage est un trinôme : entreprise, CFA, apprenti. Il semblerait que la crise et les épreuves aient resserré les liens entre chacun, fait palpable à travers les propos des directeurs de CFA historiques qui s’expriment ici.

À l’État de ne pas perturber cet équilibre en 2022, quand des sujets comme la fin des aides aux entreprises ou la réévaluation des coûts-contrat viendront sur la table.

Chiffres clés

  • Près de la moitié du réseau des CMA a d’ores et déjà obtenu le label Qualiopi (obligatoire en 2022) pour ses actions de formation.
  • 57 % des contrats signés en 2020 ont concerné un diplôme ou un titre professionnel de niveau Bac + 2 ou plus.
  • Plus de 100.000 jeunes sont formés dans les 136 CFA du réseau des CMA en 2020 (soit + 4 %).
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